mardi 29 avril 2008

Quand l’inspecteur s’emmêle (1964)

Lorsque Blake Edwards débute le tournage de « Quand l’inspecteur s’emmêle » en novembre 1963, La Panthère Rose n’est pas encore sortie sur les écrans. L’inspecteur Clouseau n’est donc pas devenu un personnage populaire et sa réapparition va relever quasiment du hasard. En effet, Peter Sellers doit tourner, sous la direction d’Anatole Litvak, A Shot In The Dark d’après la pièce de Marcel Achard, L’Idiote. L’acteur s’est engagé à faire ce film mais le regrette amèrement. Il devine qu’il ne s’entendra pas avec le réalisateur et ne voit pas ce qu’il peut tirer du scénario.

Il en parle à Blake Edwards, qui n’est pas plus emballé que lui à l’idée de tourner ce film. Mais il réfléchit quelques jours et trouve une solution : « Je n’ai accepté qu’à la seule condition de changer la construction du film en le centrant sur le personnage de Clouseau (…). C’était une échappatoire, sans doute un peu facile, mais la seule qui s’offrait à moi. En effet, quel que soit le scénario, quelles que soient les situations dans lesquelles on le place, je sais toujours – tellement je le connais – comment réagira Clouseau. Je peux donc l’intégrer à n’importe quelle histoire si j’ai la possibilité d’envisager les situations en fonction de sa présence centrale. »

Un coup de feu dans la nuit

« L’Idiote » de Marcel Achard a été créée à Paris au Théâtre Antoine en 1960, avec Annie Girardot et Jean-Pierre Cassel. Achard la résume par un proverbe persan : « Donne un cheval à celui qui dit la vérité, il en aura besoin pour s'enfuir. » Plus précisément, il s’agit de l’interrogatoire, par un jeune juge d’instruction dont c’est la première affaire, d’une femme de chambre accusée d’avoir tué son amant. La jeune « idiote » va peu à peu troubler le fonctionnaire par son franc-parler et son ingénuité ; un rôle en or pour une actrice. L’Idiote va être traduite en Allemagne, en Italie, en Espagne, aux Pays-Bas, en Suède, etc.

À Broadway, la pièce se joue d’octobre 1961 à septembre 1962 au Booth Theatre avec Julie Harris, William Shatner (futur Capitaine Kirk de la série « Star Trek ») et Walter Matthau. « C’est devenu en anglais « A Shot in the Dark », raconte Marcel Achard, ce qui peut se traduire par « un coup de feu dans la nuit », mais qui signifie aussi « tenter de savoir quelque chose en disant quelque chose de faux », c'est-à-dire tirer au hasard dans l’espoir de provoquer une situation. » La pièce (adaptée par Harry Kurnitz) remporte un très grand succès. L’agence Associated Press évoque « une comédie hilarante et coquine, qui emprunte au vaudeville français et à l’intrigue à suspense ».

Blake Edwards n’est pas convaincu par cette opinion et s’embarque à bord d’un paquebot transatlantique avec le jeune scénariste William Peter Blatty (qui connaîtra la gloire en écrivant le roman « L’Exorciste »), pour réécrire la pièce. La contrainte théâtrale de l’unité de lieu est évacuée au profit d’une multiplication de décors (commissariat, manoir, camp nudiste, boîtes de nuit). Quant au juge d’instruction, il disparaît logiquement au profit de l’inspecteur Jacques Clouseau. L’adaptation libre de la pièce rendra furieux certains journalistes français à la sortie du film. « « L’Idiote » n’est certes pas la meilleure pièce de Marcel Achard, écrit Jean Rochereau dans « La Croix ». Tout de même, avait-on le droit de la considérer comme quantité négligeable au point d’en tirer, pour l’écran, « Quand l’inspecteur s’emmêle ? » » Oh oui, sans doute.

La famille Clouseau

« Quand l’inspecteur s’emmêle » introduit trois personnages, qui deviendront récurrents lorsque la série reprendra dans les années soixante-dix. Tout d’abord, le commissaire Charles Dreyfus, supérieur et pire ennemi de Jacques Clouseau, dont il connaît l’incompétence et la bêtise. Il est incarné par Herbert Lom, comédien anglais d’origine tchèque, qui avait déjà été le partenaire de Peter Sellers dans « Tueurs de Dames » d’Alexander McKendrick (1955) et « Monsieur Topaze » de… Peter Sellers (1961). Encouragé par Blake Edwards comme tous les autres acteurs à proposer des idées, il improvise une réaction physique de Dreyfus. « J’avais une scène avec Peter dans mon bureau, se rappelle-t-il. Il me disait quelque chose comme « Ne vous inquiétez pas, chef, je m’en occupe » et m’adressait un clin d’œil d’encouragement. J’ai alors cligné de l’œil à mon tour, mais de façon nerveuse, sans pouvoir m’arrêter. Ce n’était pas dans le scénario mais Blake Edwards a adoré. » Ce tic va devenir un des « gimmicks » de la série, au même titre que les improbables prononciations de Clouseau. « Mais c’est devenu un problème, affirme Lom. J’ai fait ces films pendant vingt ans, et au bout de dix ans, les scripts sont devenus mauvais. On me disait « Vas-y, Herbert, cligne de l’œil. » Et je répondais « Je ne vais pas cligner de l’œil. Vous écrivez une bonne scène et je n’aurai pas besoin de le faire. » »


Burt Kwouk interprète Cato, le domestique de Clouseau. Né à Manchester en 1930, il part à l’âge d’un an avec sa famille à Shanghai, où il grandit. Il s’installe à Londres à la fin des années cinquante et fait plusieurs petits métiers, dont de la figuration. Il n’a alors pas l’ambition de devenir acteur mais il est remarqué et obtient des petits rôles au cinéma (« L’Auberge du Sixième Bonheur », « Une histoire de Chine ») et à la télévision (« Destination Danger », « Chapeau Melon & Bottes de Cuir »). « J’étais bien connu de la profession mais pas du public », explique-t-il. A l’automne 1963, Burt Kwouk reçoit un coup de téléphone qui va changer sa vie et sa carrière. « On m’a demandé si je pouvais me rendre au studio pour rencontrer Blake Edwards. Nous avons parlé pendant vingt minutes, pas du film mais de sujets divers. Il m’a donné le script et j’ai eu le rôle. » Cato attaque Clouseau dans son lit (même quand il est en galante compagnie) ou dans sa baignoire, et son acharnement au travail n’est interrompu que par la sonnerie du téléphone. Ses scènes sont donc très physiques, même si elles n’atteignent pas encore le délire des films ultérieurs. « Sur « Quand l’inspecteur s’emmêle », j’étais jeune et agile, et j’ai donc pu faire mes propres cascades. »

Enfin, beaucoup moins marquant mais tout aussi présent : François, l’adjoint du commissaire Dreyfus. Il est l’un des rares, avec son supérieur, à connaître la véritable nature de Clouseau. Il est incarné par le seul Français présent dans la série des « Panthère Rose », André Maranne, dont la carrière s’est déroulée exclusivement en Angleterre. On a pu le voir incarner le « Frenchy » de service dans « Opération Tonnerre », « Les Filles de l’Air », « La Bataille d’Angleterre », « Gold » ou encore « Darling Lili » réalisé par Blake Edwards.

A la recherche du gag

Blake Edwards tourne quelques plans à Paris (rue Caulaincourt et à Pigalle), et filme l’extérieur du manoir Luton Hoo dans le Bedfordshire, censé représenter la maison de M. Ballon. Le reste du film est tourné aux studios MGM de Borehamwood, près de Londres. L’ambiance est des plus agréables. Les acteurs jouent au billard entre deux prises, George Sanders se met du piano et chante des airs d’opéra.

Hercule Lajoy, l’assistant pince-sans-rire (et consterné) de Clouseau, est joué par Graham Stark, grand ami de Peter Sellers. Les deux hommes se sont rencontrés pendant la guerre au « Gang Show » et se sont ensuite retrouvés à la télévision et au cinéma (« Les Dessous de la Millionnaire », « On n’y joue qu’à deux », « Les Jules de Londres »…). Sur « Quand l’inspecteur s’emmêle », il apprécie particulièrement les méthodes de travail de Blake Edwards : « L’atmosphère était détendue, sans cette pression à laquelle j’ai été habitué par le passé. Pas de « Ecoutez, nous n’avons pas le temps pour ça » ou de « Je ne pense pas qu’il faille nous arrêter de travailler juste pour rire ». Blake faisait partie de ces réalisateurs qui ne s’imposaient pas à l’acteur. On était toujours invité à suggérer quelque chose pour la scène, pourvu que cela fût drôle. »

Et les suggestions sont nombreuses. Ainsi, lors de la scène où Clouseau se coince la main dans la mappemonde, Sellers improvise la réplique : « Regardez, j’ai toute l’Afrique dans le creux de la main, maintenant ! » Dans le film, la scène est coupée juste avant l’éclat de rire de Sellers et Stark (on le devine d’ailleurs sur le visage de ce dernier). À la fin du film, lorsque Clouseau et Hercule décident de synchroniser leurs montres, rien d’autre n’est écrit dans le scénario. Blake Edwards leur demande d’improviser un dialogue. Une seule prise suffit et la scène est hilarante.

Peter Sellers provoque aussi les rires de ses partenaires avec son accent français. A tel point que George Sanders (qui joue M. Ballon) suggère de mettre cinq Livres dans une boîte à chaque gloussement. La somme récoltée à la fin du tournage est conséquente et l’acteur britannique propose de la verser aux propriétaires d’une ferme délabrée, près des studios de Borehamwood, où de vieux chevaux sont laissés à eux-mêmes en attendant la mort. « C’est à ce moment que j’ai pris conscience de l’humanité et de la générosité de George », se souvient Elke Sommer. Mais Blake Edwards applique une autre règle lors du tournage d’une des dernières scènes du film, où Clouseau rassemble tous les occupants de la maison. Sa prononciation du mot « moth » (mite) à la française, « mirth » (mitre), fait éclater de rire l’ensemble des acteurs. C’est un vendredi après-midi et Edwards veut terminer la séquence, afin de démarrer sur autre chose le lundi suivant. Il sort quarante Livres de sa poche et prévient que le prochain fautif doublera cette somme, qui servira à payer une tournée de bière à l’équipe. Sellers est le premier à perdre. Puis le deuxième. Le prochain éclat de rire coûtera cent soixante Livres, ce qui fait réfléchir les comédiens et les pousse à une certaine concentration. Mais Sellers n’y tient plus et obtient d’Edwards de remettre le tournage à la semaine d’après.


Lors de la séquence où Clouseau et Maria Gambrelli s’enfuient en voiture d’un camp nudiste dans le plus simple appareil, Elke Sommer doit faire face à un problème délicat et inédit. Jouant l’hystérie, elle mord l’épaule extrêmement velue de Peter Sellers et se retrouve avec un poil entre les dents ! Hésitant à s’en débarrasser en pleine prise, elle décide d’attendre le « Coupez ! » de Blake Edwards…

« Quand l’inspecteur s’emmêle » sort en juin 1964, trois mois après « La Panthère Rose », et impose définitivement l’inspecteur Clouseau comme un des personnages comiques de l’écran les plus populaires. Malgré cela, il faudra attendre dix ans pour que Peter Sellers l’interprète à nouveau…


[texte paru dans mon livre « Pleins feux sur… la Panthère Rose », édité chez Horizon Illimité (Dragoon) en 2005]


[sources : « Les Cahiers du Cinéma » n°166-167, « La Croix » du 19 mars 1965, « The Independent » du 18 décembre 2004, « Page Théâtre » du 22 avril 1962, « Remembering Peter Sellers » de Graham Stark (Robson Books, 1990), « George Sanders an exhausted life » de Richard Vanderbeets (Robson Books, 1991) et le témoignage de Burt Kwouk]

lundi 21 avril 2008

Zorro (1975)

Après une succession de films oeuvrant dans des genres et des styles très différents (« Traitement de choc », « Les Granges brûlées », « Big Guns », « Deux hommes dans la ville », « Les Seins de glace », « Borsalino & Co »), Alain Delon change encore de cap en 1974. « Je voulais m’offrir le plaisir d’un film dynamique, tonique même, physiquement, sans toute la panoplie d’hémoglobine des policiers. C’est mon fils qui m’en donna l’idée. Zorro est son héros préféré. Depuis « La Tulipe noire » il y a dix ans, je n’avais pas fait de cape et d’épée. Le vengeur masqué et les rebondissements inattendus de ses vertueuses aventures me tentaient. Je pensais aux chevauchées exaltantes, aux duels, aux situations roses et teintées d’humour, à tout ce qui fait vibrer les petits et rêver les grands. »

Une coproduction franco-italienne se met en place, chapeautée par les Artistes Associés, et le scénariste Giorgio Arlorio (« Queimada », « Il Mercenario »…) se met au travail. Il semble évident qu’il est énormément influencé par la série TV produite par Walt Disney et interprétée par Guy Williams. Il reprend ainsi les personnages du sergent Garcia et de Bernardo, qui n’étaient apparus dans les écrits de Johnston McCulley que dans les années quarante (et n’apparaissaient donc pas dans les multiples adaptations réalisées depuis 1920). Le choix du comédien fantaisiste Moustache pour le rôle de Garcia est significatif car sa ressemblance avec le sergent de la série (interprété par Henry Calvin) saute aux yeux. Il en avait d’ailleurs déjà joué en revêtant le costume du personnage pour interpréter en 1972 à la télévision une chanson consacrée à Zorro (« Tu fais la guerre au gros sergent Garcia / Qui n’en peut plus de courir après toi / Il gesticule au milieu des soldats / Nous savons bien que tu l’aimes bien / Zorro, toi notre idole / Champion de la justice et du bon droit… »).

Le grand acteur anglais Stanley Baker (« Les Criminels », « Train d’enfer », « L’Enquête de l’inspecteur Morgan », « Les Canons de Navarone ») incarne le méchant colonel Huerta, tandis que Ottavia Piccolo est, une nouvelle fois, la partenaire d’Alain Delon après « Le Guépard » et « La Veuve Couderc ».



Le tournage se fait en anglais en Espagne (aux alentours de Madrid) à partir de juillet 1974 avec une équipe 100% italienne… enfin presque, puisque les cascadeurs sont français, espagnols et italiens. Et le maître d’armes Yvan Chiffre (déjà doublure de Delon sur « La Tulipe noire ») a bien du mal à les diriger. « La première prise de contact entre les cascadeurs est très chaude –surtout du côté des Latins. Nous sommes tous à table quand un Italien fait une réflexion sur Franco, le dictateur espagnol, toujours au pouvoir à cette époque. Aussitôt les Espagnols se lèvent de table, et l’affaire se termine à coups de poing derrière un camion. Le lendemain, je mets les choses au point : ‘Si on commence à avoir des susceptibilités, le tournage va devenir infernal. Personne ne le souhaite. Donc, pour moi, c’est très clair : soit je ne travaille qu’avec l’équipe française, et vous vous débrouillez, soit on essaie de fonctionner ensemble, en se partageant le travail.’ » Les Espagnols sont donc responsables des cascades à cheval, les Italiens des chutes de hauteur et des acrobaties et les Français des combats à l’épée. Mais l’harmonie n’est que de façade et un cascadeur italien se fera piétiner par les chevaux de gitans espagnols un peu susceptibles…

Le célèbre photographe Jacques-Henri Lartigue vient couvrir le tournage quelques jours. Prend-il sa revanche sur « Borsalino » ? En effet, sur le plateau du film de Jacques Deray, le chargé de publicité René Chateau lui avait interdit de prendre des photos… Delon, en tous cas, l’accueille à bras ouverts. « J’ai été ravi quand on m’a annoncé la venue de Jacques-Henri Lartigue puisqu’il m’a fait l’honneur de venir sur le plateau de « Zorro » pour me photographier. Je considère ça comme une chance et comme un honneur de la part de ce grand artiste, car c’est un grand artiste. »

Douze ans plus tard, Duccio Tessari décrira sans enthousiasme un tournage par trop conventionnel : « (C’était un film) tourné pour Alain Delon ; je savais ce que je devais tourner, c’était carré, professionnel, tourné en Espagne et pendant quatre semaines en studio à Rome. » Pourtant, il semble bien que le plan de travail a été quelques peu bouleversé… A la sortie du film, « Le Film français » assure que « les dépassements sont dus en partie au soin extrême apporté à la mise en scène. » Selon Yvan Chiffre, l’explication est tout autre. Il est un jour convoqué par Delon dans sa caravane où l’attend également le producteur Lombardo. Celui-ci lui demande comment le film peut être sauvé… Devant l’incompréhension du cascadeur, Lombardo s’explique :

« Le film qu’on est en train de faire, ça ne va pas du tout. En fait, c’est Alain qui m’a conseillé de venir nous voir. Pour l’instant, nous avons un film un peu mièvre, avec un peu d’humour et pas mal de longueurs. Ça ne risque pas de s’arranger. Je pense que Duccio Tessari est en train de foutre mon film par terre. Alors ?
-Je ne sais pas…
-Alain m’a dit que vous aviez des idées… Par exemple, je voudrais un duel final extraordinaire… (…) Je voudrais que vous fassiez un duel comme « Scaramouche ».
-Ce n’est pas possible. Le duel de « Scaramouche » a été tourné dans un théâtre, avec un décor spécialement conçu. Le tournage a duré un mois, avec des doublures et les acteurs : ils avaient décidé d’en faire une sorte de masterpiece, quelque chose comme un grand numéro de music-hall à la fin du film.
-C’est exactement ce qu’il me faut. Vous en aurez les moyens. Je vous envoie à Rome voir M. Bulgarelli, le décorateur. Vous lui demanderez exactement ce que vous voulez construire. Je veux un duel gigantesque à la fin de mon film.
»


La construction des décors (cour, couloirs, bibliothèque, escalier, clocher, tour…) prend trois semaines et après des répétitions avec les acteurs et les cascadeurs, le duel est tourné comme Yvan Chiffre l’a imaginé : plein de fougue et d’inventions. Zorro et Huerta s’affrontent à coups d’épées, de haches, de lances et même de torches. La scène durera dix minutes à l’écran.

Le film sortira en mars 1975 en France avec une campagne publicitaire sans précédent. Vingt ans plus tard, Alain Delon faillit bien revêtir de nouveau le masque du justicier masqué. Martin Campbell est alors à la recherche d’un acteur pouvant incarner un vieux Zorro (avant qu’un jeune ne prenne le relais), pour « Le Masque de Zorro » : « J’ai pensé à lui parce qu’il avait le bon âge, qu’il était bon acteur et qu’il avait le cynisme adéquat pour le rôle. Je l’ai donc appelé et suis tombé sur sa femme. Il jouait au théâtre à ce moment-là. J’ai envoyé le scénario, téléphoné encore et encore… et n’ai jamais parlé qu’à sa femme. » Anthony Hopkins interprétera finalement le rôle…


[sources : « Le Film français » n° 1569, « Impact » n°5, « Première » n°260, « Le Piège à l’œil » (Pathé, 1974), « Alain Delon » de Philippe Barbier (PAC, 1982), « A l’ombre des stars » de Yvan Chiffre (Denoël, 1992), « Zorro Unmasked » de Sandra Curtis (Hyperion, 1997)]

lundi 7 avril 2008

Opération Opium (1966)


Le 12 mars 1964, Paul G. Hoffman, directeur général des Fonds Spéciaux des Nations Unies, annonce la mise en chantier prochaine de six téléfilms de 90 minutes, « pour attirer l’attention du public sur les actions sociales et économiques des Nations Unies ». Les réalisateurs impliqués sont Peter Glenville, Stanley Kubrick, Joseph L. Mankiewicz, Otto Preminger, Robert Rossen et Fred Zinnemann. Trois scénaristes sont annoncés : Reginald Rose, Tad Mosel et Peter Stone. Et cinq compositeurs sont prévus : Elmer Bernstein, Henry Mancini, Alex North, André Previn et Richard Rodgers. La société Xerox Corporation (l’inventeur du photocopieur) se propose de sponsoriser et de produire le programme (à hauteur de quatre millions de dollars), qui sera diffusé chaque mois à égalité sur ABC et NBC, à partir de janvier 1965. Dans les mois qui suivent, la John Birch Society, une association d’extrême-droite, tente de faire pression pour empêcher la Xerox de financer le projet. « Nous détestons voir une entreprise de ce pays faire la promotion de l’ONU quand nous savons que l’ONU est au service de la conspiration communiste. » Les neuf mille lettres de protestation reçues au siège de la société n’y changent rien, le projet continue sur sa lancée. Avec pourtant quelques modifications. En septembre 1964, le programme est ramené à cinq téléfilms et seuls Fred Zinnemann et Joseph L. Mankiewicz sont toujours impliqués. Les autres réalisateurs sont remplacés par Alfred Hitchcock, George Sidney et Terence Young.

Mankiewicz réalise « Carol for Another Christmas » d’après Charles Dickens, avec Peter Sellers, Britt Ekland, Sterling Hayden et Ben Gazzara. Ce pamphlet fantastique sur la guerre, est diffusé le 28 décembre 1964 sur ABC. Sidney met ensuite en scène « Who has seen the wind ? » avec Stanley Baker et Edward G. Robinson. Avant même sa diffusion, le 19 février 1965, la Telsun Foundation (créée pour produire la série) annonce que trois téléfilms sont repoussés à l’automne suivant, « car le tournage va prendre beaucoup plus de temps que prévu. » Le projet était-il trop ambitieux à la base ? Toujours est-il que le bateau prend l’eau. Terence Young est le seul à rester dans la course. Le téléfilm suivant, « Once upon a tractor », est réalisé par le cinéaste argentin Leopoldo Torre Nilsson. Interprété par Diane Cilento (l’épouse de Sean Connery), Alan Bates et Jean-Pierre Aumont, il raconte sur le ton de la comédie comment un fermier qui s’est vu refuser un tracteur par le gouvernement américain décide de s’adresser aux Nations Unies. Il n’est diffusé que le 9 Septembre 1965 sur ABC (on est donc loin de la diffusion mensuelle annoncée !). Le même mois débute le tournage de « Opération Opium », qui sera le dernier film produit par Telsun pour le compte de l’ONU.

La dernière trouvaille de Ian Fleming

Lorsqu’il est contacté pour le projet au printemps 1964, Terence Young choisit parmi les sujets proposés celui de la drogue, un fléau qui préoccupe particulièrement l’ONU. Young s’adresse à Ian Fleming, qu’il connaît depuis 1961 (à l’époque de la préproduction de « Dr No »). Le romancier et journaliste britannique qui aime à l’occasion délaisser 007 pour écrire d’autres choses (le roman pour enfants « Chitty Chitty Bang Bang », le recueil de reportages « Thrilling Cities »…) accepte et écrit un synopsis, où il est question d’un chargement d’opium rendu radioactif pour le suivre à la trace. Cette idée est en fait la déclinaison d’un élément révélé dans « Les Contrebandiers du Diamant » (« The Diamond Smugglers »), un livre-enquête publié par Fleming en 1957 sur le trafic de pierres précieuses en Afrique du Sud. Un membre de l’Organisation Internationale de Sécurité de l’Industrie du Diamant lui avait expliqué que le laboratoire de Recherches du Diamant, à Johannesburg, avait « inventé un moyen d’ « étiqueter » les diamants en les peignant avec un vernis radio-actif invisible. On peut ainsi placer sous la terre ou dans la concession certains diamants « étiquetés », pour mettre à l’épreuve l’honnêteté des ouvriers. Si les diamants étiquetés se retrouvent dans la production de la journée à la salle de tri, tout est bien ; si quelqu’un en prend un et essaie de la faire passer en franchissant le tourniquet, une sorte de compteur Geiger donne l’alarme. »

Le 12 août 1964, Ian Fleming meurt à l’hôpital de Canterbury des suites d’une crise cardiaque, à l’âge de 56 ans. Terence Young décide cependant de continuer l’aventure et engage le scénariste Jo Eisinger (avec lequel il vient de travailler sur le film à sketches « Guerre Secrète ») pour transformer la trame initiale en un solide scénario. Mais il doit avant tout composer avec les héritiers de Fleming, qui tentent de contrôler et de freiner les utilisations abusives du nom du romancier, alors que le très attendu « Goldfinger » de Guy Hamilton s’apprête à sortir sur les écrans du monde entier. Le réalisateur obtient le feu vert de Glidrose (la société protectrice des droits de Fleming), à condition que soit bien précisé au générique : « d’après une idée de Ian Fleming ».

Jo Eisinger se souvient du scénario qu’il a écrit en 1960 pour la série « Destination Danger » avec Patrick McGoohan. Dans l’épisode « Poste de confiance », l’agent secret John Drake était révolté par l’état dans lequel la fille d’un de ses amis se trouvait après avoir plongé dans la drogue. Il se rendait alors de sa propre initiative au Moyen-Orient pour récupérer la liste des principaux acheteurs de cargaisons d’opium brut. Pour le film de Terence Young, Eisinger reprend donc « l’idée de Ian Fleming » en l’adaptant à la drogue, ainsi que l’aspect quasi-pédagogique de l’épisode de « Destination Danger » (c’est au reste ce que l’ONU lui demande : écrire une œuvre de propagande).



L’histoire suit Lincoln et Jones, deux inspecteurs du Bureau des Narcotiques de l’ONU, qui tentent de détruire un important réseau de trafic de drogue. Ils s’emparent d’une cargaison d’opium en Iran et la rendent radioactive afin de la suivre à distance. Armés de compteurs Geiger, ils suivent la trace du convoi à travers le désert, mais la perdent brusquement, les trafiquants ayant pris la voie des airs. Ils retrouvent une partie du chargement à Naples et continuent leur progression à Nice et Monte-Carlo. Lincoln est éliminé après avoir été torturé et Jones parvient à retrouver la trace des trafiquants dans le Marseille-Paris et à les éliminer.

La piste aux étoiles

Terence Young est au sommet de sa carrière. Auréolé du succès des « James Bond » (il vient juste de terminer « Opération Tonnerre »), il a la possibilité de tourner de grosses productions comme « Les Aventures amoureuses de Moll Flanders », « Guerre Secrète » ou « Triple Cross ». Il a alors en tête de réaliser « The Poppy Is Also a Flower » (premier titre) pour le cinéma, après un premier passage télé comme le prévoit la Telsun. Il demande à son ami Euan Lloyd (ex-assistant d’Albert Broccoli, devenu producteur avec « Le Dernier Passage » et « Bien joué, Matt Helm ») de le produire. Celui-ci accepte avec joie et souscrit à l’idée d’une exploitation en salles. « J’ai fait la suggestion que si nous pouvions obtenir un casting important, nous pourrions alors sans doute réunir plus de fonds pour le financement. A la Maison-Blanche, j’ai rencontré l’ambassadeur des Etats-Unis à l’ONU, Adlai Stevenson et je l’ai convaincu de la viabilité du projet. Je lui ai demandé une lettre ouverte pour toutes les ressources créatives que nous souhaitions contacter. (...) J’ai alors pris une suite au Beverly Hilton Hotel comme bureau du casting. Terence et moi avions accepté de n’être payés qu’un dollar chacun, comme producteur et réalisateur. Peut-être que quelques stars seraient prêtes à faire de même. Cela valait le coup d’essayer. Bien sûr, les agents à Hollywood nous ont pris pour des fous et nous avons donc contacté les stars directement. J’ai approché celles que je connaissais comme Jack Lemmon, Robert Mitchum ou Victor Mature. Elles étaient déjà prises mais elles ont fait passer le mot que c’était pour la bonne cause et ont encouragé leurs amis à nous aider s’ils le pouvaient. »

Le mot passe si bien que le casting se transforme en rêve de cinéphile : Senta Berger, Stephen Boyd, Yul Brynner, Omar Sharif, Eli Wallach, Angie Dickinson, Hugh Griffith, Jack Hawkins, Rita Hayworth, Trini Lopez, Marcello Mastroianni, E.G. Marshall, Trevor Howard, Anthony Quayle, Gilbert Roland, Harold Sakata et les Français Jean-Claude Pascal et Georges Géret.


De la Riviera à l’Iran

Le dimanche 26 septembre 1965, une conférence de presse se tient aux studios de la Victorine à Nice avec Yul Brynner et Rita Hayworth pour annoncer le début du tournage. L’aspect « philanthropique » du film est mis en avant et relayé par les médias. « Réalisé pour le compte de la Telsun, organisation à but non lucratif constituée afin de mettre sur pied des productions destinées à montrer que les activités de l’ONU ne sont pas essentiellement politiques, les bénéfices du film iront à l’œuvre mondiale de l’enfance déshéritée. Contribuant généreusement à la réalisation de cette superproduction, toutes les vedettes ont accepté de travailler bénévolement pour un dollar symbolique. Yul Brynner devait indiquer que s’il avait fallu payer tous ces artistes à leur juste prix, le plateau serait revenu pour le moins à vingt millions de francs. » Le film est intitulé « Les Fleurs du Mal », en référence au pavot que l’on transforme en héroïne (un titre plus poétique que l’original). Le nom de Fleming n’est pas révélé à ce moment. « Le Film Français » avance qu’il s’agit d’un scénario écrit « d’après une idée de Adlai Stevenson ». Peut-être les pourparlers avec Glidrose ne sont-ils pas encore terminés. Peut-être la Telsun craint-elle que le nom du père de James Bond relègue l’aspect altruiste de l’opération au second plan.

Tout au long du tournage français, le casting semble devoir s’étoffer. On évoque Alberto Sordi et Sterling Hayden. « Le Film Français » affirme fin octobre que « Alain Delon campera le rôle d’un détective français (…). Il avait d’abord été prévu que ce personnage, américain au départ, serait joué par Richard Widmark. » Aucun de ces acteurs n’apparaîtra finalement dans le film. Le seul refus essuyé par Euan Lloyd est le chanteur Harry Belafonte. Il le remplace par Trini Lopez, qui vient jouer son propre rôle et chanter « Lemon Tree » et « La Bamba » au Sporting-Club de Monte-Carlo. Terence Young charge le cascadeur français Yvan Chiffre de régler une séquence de catch féminin et la bagarre finale entre EG Marshall et Gilbert Roland sur la voie ferrée (qui faillit mal tourner, un rouleau d’air l’ayant projeté quatre mètres au-dessus du sol). Le tournage se poursuit ensuite en Iran. La lettre écrite par Adlai Stevenson pour Euan Lloyd permet d’ouvrir toutes les portes, y compris celles du Shah, qui facilite toutes les démarches nécessaires au bon déroulement des prises de vue.

Des héros « vrais »

« The Poppy is also a flower » est diffusé le 22 avril 1966 sur ABC avec une introduction de la princesse Grace Kelly prévenant des dangers de la drogue. Le « New York Times » parle d’un « mélo international vieux jeu ». Il est vrai que le film ne brille pas par son originalité ni par son rythme trépidant. Mais il faut se rappeler qu’il a avant tout un dessein pédagogique et qu’il n’est pas simplement un récit d’aventures. Trevor Howard et EG Marshall donnent une vraie consistance à leurs personnages d’enquêteurs de l’ONU. Ils ne sont pas des ersatz de 007, mais des héros « vrais », c’est à dire plus humains et plus crédibles que peut l’être le célèbre agent secret. Lincoln a dédié sa vie à combattre les trafiquants, pour venger son jeune frère, un athlète d’exception détruit par la drogue. Au « Stromboli », une boîte de Naples, il proposera même à une jeune toxicomane d’essayer une cure de désintoxication, en vain. Sa mort, aux trois-quarts du film, saisit le spectateur et donne encore plus d’authenticité au récit, qui sonne réellement comme ce qu’il est : une campagne anti-drogue.


[Cet article a été à l’origine écrit pour le fanzine « Forgotten Silver » (qui existe aussi en version « blog » : http://forgottensilver.blogspot.com/)]


[sources : « The New York Times » des 13 mars 1964, 21 août 1964 et 11 février 1965, « Le Film Français » n°1112, « Cinema Retro » n°1, « A l’ombre des stars » de Yvan Chiffre (Denoël, 1992)].